Quelques versions de Waterloo

En 1837, Hugo ne veut pas aller à Waterloo, il écrit à Adèle du champ de bataille de Crécy : « Waterloo m’est plus odieux que Crécy. (…) J’irai voir Waterloo quand un souffle venu de France aura jeté bas ce lion flamand à qui Saint Louis avait déjà arraché  les ongles, les dents, la langue et la couronne, et aura posé sur son piédestal un oiseau français quelconque, aigle ou coq, peu m’importe. » C’est en réponse à cette lettre que sera érigée la colonne près de la ferme de la Belle-Alliance.

Ne pas être allé à Waterloo n’empêche pas Hugo d’en parler abondamment.

En 1840, pour le retour des cendres de Napoléon Ier, il écrit Le Retour de l’Empereur dont les deux dernières strophes sont consacrées à Waterloo :

Nul homme en ta marche hardie 

N'a vaincu ton bras calme et fort;

À Moscou, ce fut l'incendie;

À Waterloo, ce fut le sort.

Que t'importe que l'Angleterre

Fasse parler un bloc de pierre

Dans ce coin fameux de la terre 

Où Dieu brisa Napoléon,

Et, sans qu'elle-même ose y croire, 

Fasse attester devant l'histoire 

Le mensonge d'une victoire

Par le fantôme d'un lion ?

Oh! qu'il tremble, au vent qui s'élève, 

Sur son piédestal incertain,

Ce lion chancelant qui rêve, 

Debout dans le champ du destin

Nous repasserons dans sa plaine! 

Laisse-le donc conter sa haine 

Et répandre son ombre vaine 

Sur tes braves ensevelis !

Quelque jour, – et je l'attends d'elle 

Ton aigle, à nos drapeaux fidèle,

Le souffletera d'un coup d'aile 

En s'en allant vers Austerlitz.

En 1852, ce sont Les Châtiments et, en particulier L’Expiation. Hugo fait plusieurs essais pour ce vers si célèbre :

Waterloo ! Waterloo ! champ noir ! tragique plaine !

Waterloo ! Waterloo ! morne et tragique plaine !

Waterloo ! Waterloo ! champ maudit ! morne plaine !

Avant de parvenir enfin à la version définitive :

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! 

Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,

Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons, 

La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance

Tu désertais, victoire, et le sort était las.
Ô Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !

Et cette plaine, hélas, où l'on rêve aujourd'hui,
Vit fuir ceux devant qui l'univers avait fui !
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants !

Enfin, le 18  mai 1861, pour l’anniversaire de la mort de l’Empereur, il se décide enfin et arrive à Mont-Saint-Jean où il terminera Les Misérables et y insérera le champ de bataille, comme on le sait. Il écrit :

Le lion de Waterloo, point culminant de tout ce large horizon, a cette particularité qu'il coupe les orages en deux et les partage, selon le vent, tantôt entre Ohain et Plancenoit, tantôt entre la Hulpe et Braine-l'Alleud. Chose remarquable, depuis un demi­-siècle qu'il est là, debout, masse de fer énorme, sans paratonnerre, sans défense, à la pointe d'une cime de cent cinquante pieds de haut, au milieu des nuages, jamais l'éclair ne l'a touché. Il semble qu'il ne court aucun risque d'être renversé de ce côté-là. Serait-ce que le tonnerre du ciel sait que cette besogne est réservée au tonnerre de la terre ?

De cette bataille gagnée par le hasard, on a fait une bataille gagnée par les hommes. Faute grave. Faute plus grave encore, à l'erreur on a ajouté un monument. Où Dieu n'avait fait qu'une plaine et n'avait jeté qu'une leçon, les hommes ont mis une montagne et un lion. Fausse montagne, faux lion. La montagne n'est pas en roche et le lion n'est pas en bronze. Dans cet argile, façonnée en hauteur, dans cette fonte, peinte en airain, dans cette grandeur fausse, on sent la petitesse. Ce n'est pas un lieu, c'est un décor.

Le 5 mai 1871, il revient encore à ce sujet dans un poème qui se retrouvera dans L’Année terrible :

[...] 

Un jour, moi qui ne crains l'approche d'aucun spectre, 

J'allai voir le lion de Waterloo. Je vins

Jusqu'à la sombre plaine à travers les ravins ; 

C'était l'heure où le jour chasse le crépuscule ;

J'arrivai; je marchai droit au noir monticule. 

Indigné, j'y montai; car la gloire du sang,

Du glaive et de la mort me laisse frémissant. 

Le lion se dressait sur la plaine muette;

Je regardais d'en bas sa haute silhouette; 

Son immobilité défiait l'infini;

On sentait que ce fauve, au fond des cieux banni,

Relégué dans l'azur, fier de sa solitude,

Portait un souvenir affreux sans lassitude;

Farouche, il était là, ce témoin de l'affront.

Je montais, et son ombre augmentait sur mon front.

Et tout en gravissant vers l'âpre plate-forme,

Je disais : Il attend que la terre s'endorme ;

Mais il est implacable; et, la nuit, par moment

Ce bronze doit jeter un sourd rugissement; 

Et les hommes, fuyant ce champ visionnaire, 

Doutent si c'est un monstre ou si c'est le tonnerre. 

J'arrivai jusqu'à lui, pas à pas m'approchant...

J'attendais une foudre et j'entendis un chant. 

Une humble voix sortait de cette bouche énorme. 

Dans cette espèce d'antre effroyable et difforme.

Un rouge-gorge était venu faire son nid;

Le doux passant ailé que le printemps bénit,

Sans peur dans la mâchoire affreusement levée, 

Entre ces dents d'airain avait mis sa couvée; 

Et l'oiseau gazouillait dans le lion pensif.

Le mont tragique était debout comme un récif

Dans la plaine jadis de tant de sang vermeille; 

Et comme je songeais, pâle et prêtant l'oreille, 

Je sentis un esprit profond me visiter,

Et, peuples, je compris que j'entendais chanter 

L'espoir dans ce qui fut le désespoir naguère, 

Et la paix dans la gueule horrible de la guerre.